Réponse : L’argent rapporté par certains types de comptes bancaires (compte épargne, livret …) est en effet considéré par les juristes musulmans comme étant de l’intérêt (« Ribâ »). C’est pourquoi, d’illustres oulémas contemporains considèrent qu’il n’est, en soi, pas permis d’ouvrir des comptes bancaires de cette nature. La seule exception qui pourrait être tolérée concerne le cas où le musulman serait contraint d’ouvrir un tel compte (ce qui, de nos jours, est une éventualité difficilement envisageable).
Si jamais une personne est confrontée à une telle contrainte, elle doit savoir qu’il lui reste strictement interdit de faire usage des intérêts ainsi obtenus pour soi et d’en tirer un quelconque profit.
Mais, selon la majorité des oulémas, il ne faut pas non plus laisser ces intérêts en banque, car cela revient à apporter une contribution directe, aussi infime soit-elle, aux opérations illicites de l’établissement bancaire: et il est bien connu qu’en islam, l’entraide dans le mal (« ta’âwoun ‘alal ithm ») est condamnée. Reste à savoir maintenant ce qui doit être fait de cet argent, une fois qu’il a été retiré.
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A ce se sujet, Cheikh Qaradâwi écrit dans une de ses fatâwa que, à l’instar de tout bien acquis de façon illicite, il faut s’en débarrasser en le donnant à des personnes nécessiteuses ou à des orphelins, ou encore en l’offrant à des œuvres de bien et de charité (construction de mosquées ou de centres islamiques, actions pour propager l’Islam, impression d’ouvrages religieux…)
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Cheikh Khâlid Sayfoullâh affirme lui aussi que ce genre de bien, à l’instar du louqtah (bien qui a été trouvé et dont le propriétaire n’a pu être retrouvé malgré des recherches), doit être donné à des pauvres; mais il peut également être utilisé pour des réalisations ou des constructions servant l’intérêt général des musulmans -il exclut cependant la permission de faire usage de cet argent pour la construction de mosquées, ce qui fait que, sur ce point, son avis diverge de celui de Cheikh Qaradâwi. Il ajoute que As Souyoûti (rahimahoullâh) a également écrit au sujet des biens dont on ne connaît pas le ou les propriétaires légitimes qu’ils seront utilisés dans ce qui sert l’intérêt général des musulmans. (« Al Achbâh wan Nadhâïr » – Page 174)
Néanmoins, par rapport à ces deux fatâwa, deux points méritent d’être clarifiés :
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En principe, lorsqu’un bien appartenant à autrui est obtenu, il est nécessaire de le restituer à son propriétaire légitime… Dans le cas présent, ne devrait-il pas être nécessaire de retourner ces sommes d’intérêts aux clients de la banque qui ont emprunté de l’argent et qui sont donc ceux qui ont versé ces sommes de ribâ à la banque ?… Cheikh Qaradâwi répond à cette question en affirmant qu’ici, ceux qui paient des intérêts à la banque n’ont plus, de façon contractuelle, aucune propriété sur les montants donnés. Par ailleurs, d’un point de vue purement pratique, il est pratiquement impossible de déterminer l’identité des personnes précises qui étaient les propriétaires initiaux des sommes d’argent qui ont été perçus par la suite sous forme d’intérêt par d’autres clients de la banque. C’est pourquoi, les intérêts qui sont versées par la banque sont considérées comme étant des biens dont les propriétaires légitimes sont inconnus. Et concernant ce genre de biens, la règle a été évoquée précédemment.
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Est-ce que cette attitude, qui consiste à se débarrasser d’un bien harâm (illicite) en le donnant à quelqu’un dans le besoin, n’est pas une attitude répréhensible… A cela, Cheikh Qaradâwi répond que ce genre de biens ne sont considérés comme étant « mauvais » (khabîth) que par rapport à ceux qui les ont acquis d’une mauvaise façon. Par contre, pour ce qui est de leur usage sous forme de dons aux pauvres et pour des œuvres charitables, ces biens restent tout à fait licites. En d’autres mots, le bien lui même ne devient pas « mauvais » par des transactions illicites : le jugement qui est porté à son sujet est lié à la personne qui l’a acquis et à la façon suivant laquelle elle l’a obtenu.
Bien entendu, ce qui est donné n’est pas considéré comme une sadaqah (aumône méritoire), étant donné qu’Allah est Pur, et n’agrée que ce qui est pur (comme cela est rapporté dans un Hadith authentique du Sahîh Mouslim). L’intention qui motive le don dans ce cas est donc de se débarrasser de quelque chose dont on n’a pas droit, et non pas celle d’obtenir la récompense de l’aumône.
Malgré tout, il est possible, selon Cheikh Qaradâwi, que le musulman qui agisse de la sorte soit quand même récompensé pour son geste, non pas parce qu’il a fait une aumône méritoire, mais pour deux autres raisons :
il s’est protégé de ce bien illicite et s’est abstenu d’en retirer un quelconque profit personnel.
il a servi d’intermédiaire pour faire parvenir cet argent à des pauvres etc…, qui pourront en tirer profit.
Avant de conclure, il est intéressant de citer ici une objection qui est soulevée par l’Imâm Ghazâli (rahimahoullâh) (et qui est reprise par Cheikh Al Qaradâwi dans sa fatwa) par rapport au fait de donner en aumône à un pauvre un bien illicite : comment peut on donner à autrui quelque chose dont on n’est pas propriétaire ? Il ajoute qu’un groupe de savants a justement exprimé l’avis qu’il n’était pas permis d’offrir en aumône ce genre de biens… Il est ainsi rapporté de Al Foudhaïl (rahimahoullâh) qu’il avait obtenu deux dirhams. Lorsque, par la suite, il apprit que cet argent reçu ne lui était pas parvenu de façon correcte, il le jeta et dit: « Je ne donne en aumône que ce qui est pur, et je n’agrée pas pour les autres ce que je n’agrée pas pour moi même. »
Après avoir évoqué cette objection, l’Imâm Ghazâli (rahimahoullâh) répond longuement à celle-ci et présente plusieurs arguments visant à établir la justesse de l’avis autorisant le don en aumône des biens illicites.
Il cite ainsi le Hadith qui relate que le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) avait ordonné, au sujet d’une brebis rôtie qui lui avait été offerte à manger mais dont il avait su qu’elle n’avait pas été obtenue de façon totalement licite, qu’elle soit donnée à manger à des prisonniers. (« Mousnad Ahmad » – La chaîne de transmission est bonne (« djayyid ») selon Hâfidh Al ‘Irâqui (rahimahoullâh))
Il mentionne également le récit concernant Abou Bakr (radhia Allâhou anhou), qui avait gagné des chamelles à la suite d’un pari qu’il avait fait avec des qouraïchites mecquois concernant la victoire future des byzantins sur les perses (suite à la révélation des premiers passages de la Sourate « Al Roûm »): le Prophète Mouhammad (sallallâhou alayhi wa sallam) lui avait ordonné, par la suite -après l’interdiction des jeux de hasard, de donner en aumône le bien gagné. (Bayhaqui dans « Dalâïl oun noubouwwah », Tirmidhi qualifie ce rapport de « bon » (hassan) et Hâkim l’authentifie)
Pour ce qui est du fait que l’on ne doit donner en aumône que ce qui est pur, l’Imâm Ghazâli (rahimahoullâh) affirme que cela est tout à fait vrai lorsqu’on recherche par notre acte une récompense pour soi. Alors que dans le cas présent, on ne cherche qu’à se protéger d’une injustice, et, pour cela, on a le choix entre détruire le bien ou en faire don : d’où le choix de la seconde option…
Pour ce qui est de dire que l’on ne doit pas agréer pour les autres ce que l’on agrée pas pour soi même, cela est également juste. Mais ici, le bien est illicite pour soi. Pour le pauvre, le bien est licite eu égard de sa condition; c’est donc quelque chose d’autorisé qui est agréé pour lui.
(Réf: « Djadîd Fiqhi Masâïl » de Cheikh Khâlid Sayfoullah – Volume 2 / Pages 269 à 272, « Fatâwa Mou’âsirah » de Cheikh Qaradâwi – Volume 2 / Pages 409 à 414, « Ihyâ ouloûmid dîn » – Volume 2 / Pages 210 à 212.)
Wa Allâhou A’lam !
Et Dieu est Plus Savant !
Mohammad Patel
Secrétaire de l’ACERFI