Dans la littérature francophone, la notion du ribâ est souvent ramenée à celle de « l’usure » qui est la traduction la plus fréquemment donnée à l’interdiction de l’intérêt usuraire. Cependant, cette traduction ne correspond pas exactement au sens plus large que les les ulémas et jurisconsultes musulmans [1] donnent au concept du ribâ dans son acception jurisprudentielle.
Du point de vue étymologique, le mot ribâ (nom arabe masculin) vient du verbe rabâ & arbâ qui signifie augmenter et faire accroître une chose à partir d’elle-même.
Il est intéressant de noter avant de donner une définition technique du ribâ que certains juristes estiment que toutes transactions interdites en islam fait partie du ribâ[2].
Du point de vue juridique, nous pouvons définir le ribâ comme étant tout avantage ou surplus qui sera perçu par l’un des contractants sans aucune contrepartie[3] acceptable et légitime du point de vue du droit musulman [4], dans le cadre d’un prêt (ribâ dit al-nasî’a) ou d’une vente à terme des monnaies (le ribâ dit al-nass’a) ou d’un troc déséquilibré des produits alimentaires de même nature (riba dit al-fadl)[5].
Bien qu’il existe plusieurs définitions et plusieurs formes du ribâ, il n’en demeure pas moins qu’une des plus répandues soit celle qui est relative au prêt avec intérêt, ce que les juristes musulmans appellent : al-nasî’a. Selon l’orientaliste français Jaques Austruy, l’interdiction du ribâ semble être l’une des conséquences de l’égalitarisme recherché dans la loi musulmane. Car d’après lui, cette interdiction, tout comme la prohibition canonique chrétienne, est fondée sur la double affirmation que le temps appartient à Dieu seul et ne peut être vendu, et que l’argent, en lui même, n’est pas productif[6]. Du point de vue historique, les nombreuses philosophies anciennes ont souvent remis en cause l’usure et la logique de valorisation du capital au détriment du travail. Ainsi, les célèbres philosophes Platon et Aristote ont critiqué sévèrement l’usure en résumant leur pensée dans l’expression « un écu n’engendre pas »[7].
Il convient de rappeler que les trois religions monothéistes à savoir le Judaïsme, le Christianisme et l’Islam, ont condamné l’usure et le taux d’intérêt.
La pratique de l’intérêt usuraire furent l’objet d’interdictions dans Évangiles du christianisme et dans la Bible hébraïque aussi quoique dans le judaïsme l’interdiction de l’usure est plus restreinte voire sélective selon l’expression d’André Martene qui souligne que « les juifs dans leur interdiction de l’usure furent plus sélectifs que les musulmans : le Tabrit (un mot hébreux désignant la pratique de l’usure) était interdit entre juifs mais pas entre juifs et non juifs ». L’ancien testament permet, en effet, aux créanciers juifs de pratiquer un taux usuraire lorsqu’il s’agit d’un prêt accordé aux étrangers de la communauté juive[8].
Il s’avère donc que l’originalité de la législation islamique en matière du ribâ réside essentiellement dans la globalité du principe d’interdiction et la sérieuse tentative de mettre en place des dispositifs alternatifs au crédit classique.
En islam, l’universalité du principe d’interdiction du ribâ n’est guère remise en cause et cela depuis l’émergence de la première expérience relative à la mudhâraba traditionnelle jusqu’à l’aboutissement à la dernière version de finance islamique qui s’incarne dans des banques «participatives» opérant sans ribâ aussi bien avec les collaborateurs musulmans que les non musulmans, substituant ainsi la pratique de l’usure par une certaine philosophie de solidarité entre les acteurs économiques.
Cet attachement aux sources vient du fait que la légitimité d’un principe n’est acceptable que si elle repose sur une des sources fondamentales de la Sharî‘a en effet, le Coran constitue avec la tradition du Propète (sunna), le consensus des ulémas (ijmâ‘) et le raisonnement par analogique (qiyâs), les quatre sources du droit musulman. Ainsi nous avons jugé nécessaire de présenter dans les paragraphes qui suivent une approche synthétique du ribâ dans le Coran.
Cette approche nous permettra, d’une part, de mieux comprendre les fondements (socioculturels) de l’interdiction du ribâ en islam et, d’autre part assimiler les règles juridiques afférentes à sa prohibition.Notes :
[1] Le mot ulémas (Alem : au singulier) désigne les jurisconsultes musulmans à qui revient le droit d’interpréter les textes coraniques. Parmi ces ulémas nous avons rencontré Cheik Ben Beyya vice-président du conseil européen pour la Fatwa ainsi que Cheikh Ben Mohammedy qui nous a confié que la raison pour laquelle le ribâ est interdit réside dans le fait qu’une telle pratique représente une véritable infraction aux devoirs de solidarité entre les humains et même une violation de la nature des choses dans la mesure où il s’agit d’une opération financière comportant non seulement la restitution de la chose prêtée mais encore un accroissement « capitaliste » injustifiable ».
[2] On attribue cet avis à ‘Umar b. al-Khattâb et ‘Aisha. En se basant sur le verset coranique : « Dieu a rendu licite le commerce et illicite le ribâ » 2/275, Ibn al-‘Arabî semble aussi défendre cette position.
[3] Voir par exemple « Radd oul mouhtâr » – Volume 5 / Page 294, « Al Fiqh oul islâmî » – Volume 4 / Pages 668 et 669, « Kitâb oul fiqh ‘alal madhâhib al arba’ah » – Volume 2 / Page 209
[4] C’est cela qui différencie le ribâ de la vente d’un bien ou d’un service. Dans les deux derniers cas, en effet, la contrepartie perçue est considérée comme acceptable dans le droit musulman (‘iwadh bi mi’yâr char’iyyin), étant donné qu’il vise à compenser quelque chose de légitime, comme :
– la perte de valeur liée à l’usage d’un bien (dans le cas de la location d’un bien),
– l’effort fourni pour la réalisation d’un objet (dans le cas de la vente d’un bien produit par le vendeur),
– le travail accompli pour l’obtention d’un bien matériel et le risque engagé dans sa prise en charge (dans le cas de la vente d’une marchandise achetée à autrui)[5] Nous nous sommes inspirées dans cette définition de la célèbre œuvre d’Averroès in « Commencements du chercheur (bidayyat al-mujtahid), tome 2, édition la librairie moderne. Beyrouth-Liban, 2002, p.106. Averroès fut un grand savant et philosophe de l’Espagne musulmane et il est connu dans le monde musulman sous le non de BEN RUSHD
[6] Jaques AUSTRUY « l’islam face au développement économique», collection économie et humanisme, les éditions ouvrières. Paris 2006, p.52.
[7] Aristote (382-322 av J. C ), dans « l’Ethique à Nicomaque », remarque que l’argent est un moyen pour faciliter l’échange et qu’une monnaie ne doit pas enfanter une autre, si non l’argent devient lui-même productif et se trouve détourné de ses finalités originales en tant que moyen de payement et outil de mesure. (cité par Bohm Bawerk dans « l’histoire critique des théorie de l’intérêt » traduit par Bernard J. , tomme 1 Edition Ciard et Brière.
On attribue également à Aristote la citation suivante : ce qu’on déteste avec le plus de raison, c’ est la pratique du prêt à intérêt, parce que le gain qu’on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond pas à la fin qui à présidé à sa création. Cf. H., Denis. « Histoire de la pensée économique, 5ème édition (Presse Universitaire de France, 1977), 49.
[8] « Tu n’exigeras de ton frère aucun intérêt, ni pour l’argent, ni pour vivre, ni pour aucune chose qui se prête à intérêt, pour l’étranger tu pratiqueras l’usure ; mais envers ton frère, pas d’usure, pour que Dieu ton Elohim, te bénisse de tout envoi de tes mains sur la terre, là où tu viens, pour en hériter). (Deutéronome, XXIII : 19-21).
Si ton frère devient pauvre et que sa main s’affaiblit prés de toi, tu le soutiendras, afin qu’il vive prés de toi, ne tire de lui aucun intérêt, ni profit, crains ton dieu et que ton frère vive avec toi. Tu ne lui prêteras point ton argent à intérêt et tu ne lui donneras pas tes vivres pour en tirer profit. Lévitique, XXV 35-37, cité dans le dictionnaire de théologie, Paris 1947, colonne 2325.
On note donc selon Henri Guiton, que pour les juifs ; prendre des intérêts sur un capital prêté aux étrangers n’est pas considérés comme faute (Cf. H. Guitton, « Économie politique », Dalloz, 1976, p.292.