INTERVENTION DE MUFTI LOUQMAN INGAR DANS LE DEUXIEME FORUM DE LA FINANCE ISLAMIQUE A PARIS, NOVEMBRE 2008.

L’Islam en tant que phénomène religieux, social et politique n’est pas nouveau en France. Cependant les dimensions économiques, entrepreneuriales et managériales de l’Islam sont moins connues dans la société française. Alors que le développement de l’industrie financière islamique à travers le monde connait une croissance à deux chiffres, les banques et les institutions financières françaises ne peuvent faire le choix de l’indifférence en restant à l’écart. On comprend tout l’intérêt d’agir lorsqu’on sait que la population musulmane française est passée de 800 000 à 5 millions d’individus en l’espace de 20 ans et que la nouvelle génération musulmane française, éduquée, qualifiée et attachée à ses valeurs religieuses, montre un potentiel financier important.

C’est dans cette optique que depuis quelques années, les savants en sharia du  CFCI (La Cellule de Fiqh du Centre Islamique de la Réunion, qui ont d’ailleurs récemment fondé, en compagnie d’autres savants et professionnels métropolitains, un comité  éthique du nom de Acerfi), ont débuté des travaux dans le domaine de la finance islamique afin de développer des outils de financement et des supports de placement en collaboration étroite avec les institutions financières locales françaises.

Cet effort, par la grâce de Dieu, a permis de générer quelques résultats concrets à savoir le lancement avec succès du premier fond d’appel public à l’épargne « Sharia compatible » crée par la Société Générale au travers de sa filiale la BFCOI et approuvé par l’AMF ainsi que le lancement imminent d’un takaful assurance-décès. Des projets de mise en place d’un leasing pour les véhicules et les biens de consommation courante, d’un mode de financement conforme à la Sharia de biens mobiliers et immobiliers sont également en cours.

Riche de ces expériences, je me permettrai d’apporter quelques éléments concernant le traitement de la dimension doctrinale de nos travaux, notre approche de l’aspect juridique, et les problèmes rencontrés.

Ces quelques points nous permettront d’enrichir notre réflexion sur la problématique de l’uniformisation des doctrines. La doctrine islamique impose aux produits financiers islamiques et au fonctionnement des organisations financières des orientations précises et des limites claires, établies à partir du Coran et des traditions  Prophétiques, du Quiyaass (le raisonnement par analogie) et du Ijma’ (consensus) qui définissent eux-mêmes un code de vie communément appelé Sharia.  Dans ce contexte, toutes les actions bancaires et financières doivent être exécutées en conformité étroite avec la Sharia. La sharia financière a néanmoins une particularité qui lui est propre : contrairement aux autres branches de la sharia telles les ibadaates (actes d’adorations), akhlaaquiyyate (moralité et ethique)… où les règles sont particulièrement développées, dans la finance islamique l’islam a posé les bases et les grands principes généraux sans détailler les règles secondaires.

Par ailleurs, la finance islamique est, à la différence de la finance conventionnelle, placée dans un milieu de culture dense où elle interagit avec deux types d’environnements : un environnement structurel, celui du système financier conventionnel, et un environnement religieux intangible.

On aurait dit que le Grand Législateur, Dieu, a laissé la voie ouverte  aux humains pour peaufiner la législation financière par rapport au contexte des systèmes économiques.
Donc, d’une part le facteur religieux conditionne l’ensemble des décisions financières islamiques, et d’autre part ce facteur religieux est lui-même multiple et varié en raison de la diversité d’interprétation des sources de loi et de la diversité des contextes dans lesquels il s’applique.

Ce qui fait que les organisations financières sont soumises à une double contrainte : une contrainte connue et codifiée, et une contrainte d’incertitude lié particulièrement à l’aspect religieux et culturel. C’est pourquoi, dans un contexte culturel et religieux dominant, on est amené à penser que le champ d’action des acteurs est limité.

J’en tiens comme exemple le cas du fond d’investissement développé par la Société Générale : La Sgam AI. Ce produit conçu au départ par des spécialistes anglo-saxons était déjà validé par une Sharia Board internationale lorsqu’il fut présenté aux consommateurs locaux. Malgré cette validation non française, le produit n’a pas connu d’échos favorable et était voué à un échec probable. La raison en est que le client exigeait l’avis des savants locaux francophones. Ces derniers ont jugé, après examen,  que certains aspects  du produit n’étaient pas en totale conformité avec leur conception des impératifs de la Sharia. Cette appréciation était basée sur une interprétation différente de certains termes du produit et sur une exigence plus prononcée sur le plan des critères de son fonctionnement.

Les modifications apportées par les savants et leur validation ont été par la suite décisives dans le succès du produit. Elles ont apportées une légitimité et une acceptabilité qui ont constitués des atouts déterminants dans la relation banquier client, car le produit reflétait les valeurs doctrinales de son environnement local.

On comprend donc que les produits crées dans un milieu doctrinal défini et répliqués dans un autre milieu peuvent être confronté à un risque d’échec relativement élevé ou du moins peuvent enregistrer de faibles performances. L’erreur fréquente que commettent les institutions financières est de penser que la réputation mondiale de certains savants et une stratégie financière éprouvée sont  suffisantes pour pénétrer un marché étranger. Si dans certains marchés de culture islamique ancrée, certains produits échouent, ce n’est pas parce que leur environnement n’est pas favorable, mais parce que les concepteurs n’ont pas compris la dynamique, l’influence et le lien réels existants entre les deux environnements : religieux et structurel. La doctrine prévalent dans un milieu étranger devra nécessairement passer par le filtre de l’interprétation doctrinale du milieu d’application. Et des divergences peuvent intervenir quant à l’interprétation de la doctrine. Parfois ces divergences portent sur un élément de premier ordre, parfois elles portent sur des éléments secondaires tels l’expression terminologique de la doctrine. Ce qui entraine inévitablement une indétermination quant aux caractéristiques financières et juridiques du produit final.

Un des problèmes majeurs que doit  donc surmonter les acteurs de la  finance islamique, c’est de réduire au mieux l’indétermination du facteur doctrinal en essayant de la structurer et de l’uniformiser.

Cela permettra de dégager plus de transparence et de lisibilité dans le fonctionnement des systèmes financiers islamiques, c’est-à-dire dans leur structure, dans leur processus et dans leur produit.

A quels niveaux devrait intervenir cette uniformisation de la doctrine ? Et sur quels éléments juridiques devrait-elle intervenir ?

En premier lieu, l’uniformisation de la doctrine devrait se structurer à différents niveaux :

– La première entité concernée est le comité de la Sharia ou le Sharia Board.

Le fait que chaque banque ait son propre comité Sharia, cela amplifie le manque d’uniformité dans l’industrie et ce malgré le fait que, souvent, les mêmes membres de Sharia Board siègent au niveau de plusieurs banques islamiques. Une même transaction peut être délibérée différemment par le comité Sharia de différentes banques. Une telle situation génère un manque d’efficacité et de cohérence à toute l’industrie financière  islamique.

Dans les pays du golf, l’insuffisance de la centralisation et de la supervision religieuse a entrainé un manque de standardisation et d’uniformité dans les produits bancaires islamiques.

A l’internationale, les Sharia board Malaisiennes, plus libérales, ne sont pas forcément en accord avec les saoudiennes, plus conservatrices, qui eux ne le sont pas forcément avec les égyptiennes et ainsi de suite.

En même temps, une multitude de produits bancaires sont constamment en développement et la frontière entre ce qui est licite et illicite est tellement mince qu’il n’est pas sûr qu’ils soient tous validés par les comités de Sharia qui détiennent un immense pouvoir à cet égard. Par exemple, le financement d’un avion par un leasing ne sera pas forcément accepté par un Sharia board d’une banque islamique d’un pays parce que dans cet avion on servira de l’alcool aux passagers. Par contre un autre Sharia board pourrait facilement accepter cette transaction parce qu’elle estimerait que servir de l’alcool aux passagers n’est pas la fonction première de la compagnie aérienne concernée.
A cela s’ajoute aussi les facteurs environnementaux qui augmentent les disparités entre les Sharia board.

  • Tout d’abord, dans un environnement concurrentiel fort, les banques islamiques ont tendance à avoir un état d’esprit monopolistique. Chacun désire garder le monopole de ses décisions juridiques et ne veut point partager leurs décisions afin de faire jurisprudence.
  • Ensuite, les cercles d’intellectuels religieux exercent une influence significative sur les comités Sharia. Les Oulémas de certains pays forment un lobby influent sur le domaine juridique.
  • On ne peut non plus négliger le degré de pratique et d’instruction religieuse de la population qui semble constituer un autre facteur d’influence.
  • Cet aspect était assez apparent lors du lancement du produit Sgam AI, par rapport aux retours d’informations que nous avons reçus de la communauté musulmane réunionnaise et de la communauté musulmane métropolitaine. Il semble que plus une communauté est instruite des principes religieux, plus elle est exigeante sur la conformité du produit à la Sharia. Et dans un contexte français où la finance islamique est naissante, les individus n’adhèrent pas spontanément sur le caractère licite du produit en faisant confiance aux Sharia scholars, mais ils exigent des explications et une compréhension convaincante de la conformité du produit. Il y a donc aussi à ce niveau un effort d’information pour mettre en adéquation les connaissances parfois superficielles du client potentiel et les règles juridiques assez complexes qui structurent le produit.
  • Il est intéressant également de noter, un peu plus en aval dans la relation entre le Sharia Board et le produit, que la simple délivrance d’une fatwah n’est pas suffisante pour s’assurer du caractère éthique complète d’un produit.

Vous savez très bien qu’un produit financier n’est pas le simple résultat d’une création et d’une validation, mais il est aussi destiné à être commercialisé. Nous avons reçu récemment une proposition de validation d’un produit de placement qui était certifié conforme par des savants de renommée internationale. Mais la plaquette de commercialisation du produit laissait apparaitre une garantie sur le capital investit et une rémunération fixe garantie, ce qui contredit clairement les règles de la finance islamique. En faite, après l’analyse du produit, nous nous sommes aperçus, qu’au départ, il était  effectivement « sharia compliant », mais les services commerciaux avaient tarabiscoté la présentation du produit de façon telle qu’il induisait le client en erreur.

Il y a aussi le cas d’institutions financières qui, à partir d’une seule fatwah, créent une gamme de produits dont certains ne sont pas « sharia compliant ». Cette attitude est bien évidemment à contre sens de l’éthique islamique. Il est donc important que la doctrine trouve également dans sa traduction  et son expression commerciales et marketing une conformité aux principes islamiques. Ce qui contribuerait à l’harmonisation du travail des Sharia scholars.

Malheureusement, ces problèmes freinent le développement du marché bancaire islamique et le développement de nouveaux produits.

– Le deuxième degré de structuration dans une démarche d’uniformisation se situe au niveau des institutions. Les organisations du type AAOIFI et IFRS ont apporté une contribution significative en la matière en termes de normes standards comptables. Du point de vue de la jurisprudence, le Majma’oul fiqhil islaamiy de Jeddah intervient dans l’établissement de normes juridiques et le traitement des sujets de divergences. Ces institutions permettront de parvenir à une comparabilité et à une transparence entre les juridictions.

Après avoir abordé les différents niveaux d’intervention dans le cadre de l’uniformisation de la doctrine, voyons maintenant les règles juridiques qui sont concernées :
Globalement, on distingue quatre catégories dans la doctrine financière islamique :

  1. La première catégorie : Les règles Mouttafaq Alaïh, c’est-à-dire sur lesquelles il y a un consensus des écoles juridiques. Ces règles ne posent pas de problème particulier. On peut citer comme exemple les 5 règles de base de la finance islamique.
  2. La deuxième catégorie : Le Ikhtilaaf baïnal mazaahib : les règles qui font l’objet de divergences entre les différentes écoles. Par exemple la nature du capital lors de la création d’un mousharakah, le montant de la sous location dans un contrat de bail.
  3. La troisième catégorie : Les moujtahad fiih. Les règles qui ne sont pas explicitement citées dans les textes et qui découlent de l’ijtihaad, c’est-à-dire de l’effort d’interprétation des textes sources. Par exemple le caractère obligatoire de l’exécution des promesses, la pénalité versée à des fonds charitables…
  4. La quatrième catégorie : les fourou’, les règles secondaires, comme les modalités de dénonciation des transactions à intérêt.

Ces catégories résument globalement le champ d’action des Sharia Board. Ce champ d’action sera limité en fonction des compétences des savants des Sharia Board. En tout état de cause, les divergences persisteront. On ne peut aboutir à une uniformisation complète de la doctrine. Et ce n’est pas un constat totalement négatif. L’hétérogénéité des interprétations juridiques permettent une adaptation aux spécificités locales et une offre diversifiée et innovante.

Cependant, l’industrie financière islamique a aussi besoin d’une certaine homogénéité pour un développement global harmonisé. Car un des problèmes majeurs des banques islamiques est l’absence de marché interbancaire. D’aucuns soulignent donc la nécessité d’un cadre réglementaire uniforme crée par un organe de supervision religieuse centralisée.

L’académie de fiqh de Jeddah œuvre dans ce sens. Il considère les doctrines divergentes des différentes écoles de droit et des savants spécialistes, les regroupe en un corpus unique en choisissant les solutions les mieux fondées. Elle fonctionne comme une sorte de Ijma’ zanni (une sorte de consensus relatif). Zanni car elle ne remplit pas toutes les conditions d’un Ijma’ classique. Le Ijma classique, qui est une des sources de la Sharia, se définit comme l’accord unanime de la communauté, par la voix de ses spécialistes, à un moment donné, sur une question du « shar’ »( la loi islamique).

L’académie utilise aussi l’ijtihad et fait appel à un groupe relativement restreint de spécialistes. Elle rencontre ainsi un problème de reconnaissance et d’autorité auprès de la communauté musulmane internationale. Ses décisions ne sont pas unanimement acceptées par tous.

Il serait donc judicieux de démocratiser le mode d’organisation de cette académie de fiqh en essayant par exemple d’élargir encore le nombre de participants en y intégrant plus de spécialistes de différentes zones ou localités, des représentants d’institutions islamiques, en donnant aussi la voie aux opposants à la finance islamique dans son application actuelle, afin d’enrichir les discussions d’un débat constructif, qui aboutirait à un consensus plus général accepté très majoritairement par la communauté musulmane internationale.

L’objectif ne serait pas d’établir une hiérarchie ou un clergé qui s’imposerait de facto. Le but serait de réduire au maximum les oppositions et les divergences non constructives en explicitant le sous bassement juridique et contextuel de toutes les décisions prises, recherchant ainsi l’adhésion du plus grand nombre de savants, spécialistes ou pas, qui seront eux-mêmes les relais auprès des communautés locales. La deuxième et la troisième catégorie de règles, c’est-à-dire les divergences entre les différentes écoles juridiques et les ijtihads, sont particulièrement concernés par cette démarche. On devrait aussi se concentrer essentiellement sur les points les plus vitaux du développement de la finance islamique, du marché interbancaire et des sources de liquidités pour les banques islamiques, tout en acceptant une marge de divergences qui ne ralentirait pas l’industrie financière islamique, mais l’accorderait une certaine flexibilité. La quatrième catégorie, c’est-à-dire les fourou’ en sont principalement concernés.

Pour terminer, je dirais que la doctrine, dans sa conception, n’est pas figée. Mais elle est entourée d’un ensemble de concept qui lui permet de s’adapter aux différents contextes. Si cette adaptation est sollicitée dans le sens d’une uniformisation, cette dernière devrait s’opérer dans le respect des règles qui s’imposent et dans la transparence afin d’éviter que les fondements du système juridique ne devienne un ensemble de principes incohérents.

C’est un des défis que devront relever les savants internationaux versés dans la finance islamique. 
و ما توفيقي إلا بالله

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